Je me souviens avoir partagé une couchette dans le train Bucarest-Kiev à l’hiver 1994. Le voyageur qui m’accompagne est un poète ukrainien, élu député du Roukh, parti politique démocratique d’Ukraine créé après la chute du Mur de Berlin. Il écrit toute la nuit à la lueur d’une veilleuse. Après l’arrêt du train par la 14ème armée russe qui reçut l’ordre de me contrôler en rase-campagne moldave, je lui demande ce qu’il écrit avec tant d’application. Il me répond : "Je dois présenter demain le projet de Constitution pour l’Ukraine indépendante ". À la question, "Pourquoi avez-vous la Constitution française à côté de vous ?", il sourit : "La France est pour nous le pays des libertés et c’est une inspiration évidente pour nous".
Je me souviens de Basile, ancien ouvrier d’un kolkhoze près d’Ivano-Frankivsk, à l’ouest de l’Ukraine. En 1993 il veut devenir fermier indépendant en renouant avec l’agriculture familiale. Il sera soutenu par le CCFD pour réaliser ce projet, rencontrera des agriculteurs, des éleveurs français… Alors que le kolkhoze est détruit, il se trouve seul à tenter cette aventure, seul devant d’anciens apparatchiks qui ne souhaitent que son échec. A l’approche de la première récolte, les villageois commencent à se parler, à lui parler. La confiance fait timidement quelques pas. Tout le monde est présent pour célébrer la récolte du "premier fermier libre" et la liberté retrouvée d’entreprendre et de gérer collectivement leur territoire. Des centaines de personnes suivront son exemple.
Je me souviens de Kharkiv, d’Odessa, de Marioupol, de Prypiat…
Je me souviens que vous, leaders politiques qui avez choisi le populisme comme idéologie pour conquérir le pouvoir, vous avez provoqué dans notre Histoire tant de guerres avec leurs cortèges de victimes et de destructions comme dans les Balkans, au Rwanda, en RDC, dans le Caucase, en Syrie… Aujourd’hui, en Ukraine.
Vous avez choisi cette idéologie qui abîme les esprits en les enfermant dans le ressentiment et l’inaction.
Je me souviens de vos discours outranciers qui abîment l’Europe et la divisent au point de la faire imploser. Vous envoyez à la face du monde l’image d’une Europe dirigée par des bureaucrates incapables, une Europe où il ne fait pas bon vivre alors que la terre entière nous l’envie malgré ses faiblesses. Les évolutions pour la rendre plus forte et plus solidaire vous importent peu, vous qui vous réfugiez uniquement dans son dénigrement.
Je me souviens de vos paroles violentes et excessives pour qualifier nos gouvernants. À vous entendre, la France est dirigée depuis 20 ans par des autocrates réduisant les libertés et les droits du peuple. Pendant ce temps, vous distillez des paroles complaisantes envers les populistes les plus dangereux, vous les soutenez et leur proposez des rapprochements économiques et stratégiques. Vous présentez une vision décadente des démocraties européennes, les offrant en pâture aux dictateurs du monde.
Je me souviens de vos excès concernant l’immigration, enfermant la France dans deux camps supposés incompatibles (extrême droite et extrême gauche), mais en fait concourant ensemble à transformer les émigrés en boucs-émissaires et en otages d’un débat populiste violent, médiocre et clivant. Votre entêtement à placer cette question au cœur des débats de société produit de plus en plus de Français à votre image : intolérants et repliés sur l’imposture du "tout va mal".
Philippe Pinglin