Certes, on pourrait éviter de regarder les choses en face, mais la situation actuelle, sans la prendre au tragique, nous présente jour après jour un bilan des personnes mortes qui va grandissant. Serait-il vraiment sérieux de faire comme s’il n’en était rien ? Cela nous rappelle à tous qu’un jour ou l’autre, chacun se retrouvera ainsi, comme Jésus, à la neuvième heure : comment vivre cette heure-là ?
« C’était déjà la sixième heure (midi) et l’obscurité survint sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, le soleil ayant disparu. Le voile du Temple se fendit par le milieu. Jésus poussa un grand cri et dit : “Père, en tes mains je remets mon esprit.” Et dans ce cri, il expira. Voyant ce qui s’était passé, le centurion rendait gloire à Dieu en disant : “C’est sûr : cet homme était juste.” Lc 23,44-47.
Etre vrai, être humain, suppose de savoir affronter cette réalité de la mort avec courage. La mort, celle de ceux que nous aimons, nos proches, ou notre mort - un jour - fait partie paradoxalement de ce qui nous est donné de vivre. Vouloir l’évacuer ne paraît pas très réaliste. Un jour ou l’autre, elle s’imposera sans crier gare. Autant la regarder en face dès maintenant.
Comment d’abord ne pas reconnaître que la mort est une réalité de tous les instants, même quand il n’y a pas de pandémie ? Sur la planète terre, avec ses sept milliards d’êtres humains, elle frappe à chaque seconde et par milliers ; elle est aussi présente que la vie. Nous sommes pris dans un grand brassage qui mêle mort et vie à l’infini. C’est une donnée permanente de notre univers. Ce n’est pas un accident, quelque chose qui n’arriverait qu’aux autres, par hasard et malheureusement. Vie et mort rythment notre existence humaine et, au-delà de nous, tout ce qui existe. Cela nous est rappelé un peu vivement ces jours-ci.
Par delà le drame que comporte toute mort, drame qui vient d’un arrachement, d’une rupture, d’un amour brisé, il y a à découvrir une mystérieuse fécondité. D’ailleurs c’est ainsi que Jésus voyait sa mort, et peut-être toute mort : « En vérité, en vérité, je vous le dis : si le grain de blé jeté en terre ne meurt pas, il reste seul ; si au contraire il meurt, il porte beaucoup de fruits. » Jn 12,24.
Ainsi le message chrétien nous invite à découvrir dans la mort un chemin d’initiation, d’apprivoisement. Paul nous présente le baptême (et le baptême est une réalité à vivre chaque jour pour le chrétien) comme une sorte de passage mimé à travers la mort pour déboucher dans une vie nouvelle. Le baptême représente symboliquement, mais consciemment et volontairement, l’acceptation de mourir à ma vie, pour m’ouvrir et recevoir une vie nouvelle, riche d’un avenir inconcevable. J’accepte de mourir avec le Christ pour renaître avec lui, pour recevoir de lui une vie autre, différente. Dans le baptême s’opère comme une transplantation, où je suis greffé sur le Christ. C’est en lui, en sa parole, que désormais je puise ma vie et non plus en moi. C’est un pari risqué et formidable : je crois que la vie qu’il m’offre est infiniment supérieure à celle dont je jouis actuellement et que, de toutes façons, un jour, je ne pourrais plus retenir.
Luc ajoute qu’il faut prendre sa croix chaque jour et suivre le Christ. En effet, et c’est là un autre moment de l’apprivoisement, ce chemin paradoxal nous est proposé quotidiennement. Tous les jours, mourir pour vivre, placer ce risque au coeur de son existence, l’accepter consciemment comme rythme vital, renouer tous les jours avec lui. Autrement dit, c’est vivre délogé de soi-même à la manière de Jésus, vivre en référence au Père, accueillir son Esprit. C’est le pari de l’amour, comme l’expriment les amoureux : “tu es ma vie, tu me fais vivre ; sans toi, ma vie n’a plus de sens, …“ Quotidiennement un choix m’est proposé : consentir à mourir à ce que je suis devenu pour m’ouvrir, avec le Christ, à de nouvelles aventures. Ainsi la mort quotidienne devient l’aiguillon de la vie et elle est donc vaincue comme impasse.
Jésus, dans l’évangile de Luc, au plus noir de la mort, dans l’obscurité totale, lance un cri de confiance : « Père, en tes mains je remets mon esprit. » La mort est là, mais Jésus continue de croire en Celui qu’il aime : il attend de lui une suite à son aventure d’homme. Pour nous aussi viendra l’heure de la mort ; pour un instant, elle fera l’obscurité totale ; tout s’éteindra, sans apparemment pouvoir se rallumer ; mais cela ne sera pas vraiment d’une autre nature que la mort que nous avons à vivre quotidiennement. Il faudra alors renouveler le pari de l’amour : croire que Dieu détient pour nous le secret de la vie, croire qu’il est vraiment Père, source de toute vie, une dernière fois lui faire confiance. Entraîné quotidiennement à faire ce passage, comment ne pas bondir dans la vie par delà toute mort ?
C’est le moment d’évoquer la petite musique de François d’Assise, l’amoureux de toute vie, qui célébrait « notre soeur la terre, notre frère le soleil et notre soeur la pluie » ; il n’hésitait à s’adresser aussi à « notre soeur la mort » : « Béni sois-tu, oui, béni sois-tu pour notre soeur la mort, car cette mort ouvre la vie depuis que ton Fils Jésus l’a prise et piégée sur la croix, depuis qu’il est tombé en terre, et qu’il rapporte plus de cent pour un et nous greffe à son Corps. »
Salut les confinés !...
Alain Patin
alain.patin chez libertysurf.fr